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La philanthropie et ses vérités douloureuses : réviser nos vieux « idéaux » pour réussir une reprise équitable

La philanthropie et ses vérités douloureuses : réviser nos vieux « idéaux » pour réussir une reprise équitable

Woman walking on water and her reflection
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Comme professionnels du développement, nous sommes en première ligne pour trouver les ressources nécessaires à la survie de notre cause. Pendant cette pandémie, le rôle central de notre secteur pour le maintien de nos collectivités, notamment auprès des personnes et dans les endroits les plus durement touchés, a pris tout son sens. Que ce soit les banques alimentaires et lieux d’hébergement, les hôpitaux ou les appels amicaux pour garder contact avec les membres âgés de notre société, nous avons été témoins d’une montée en flèche de 40 % de la demande pour les services sociaux et de santé (en anglais). L’inquiétude sur le maintien de nos activités nous empêche de dormir en raison de la baisse drastique des revenus provenant des collectes de fonds due à la pandémie. Ce secteur apporte tant à nos collectivités, mais il n’est pas, lui non plus, sans vérité douloureuse.

« Le rouge à lèvres fait de toi une meilleure professionnelle du développement. »

« Tu aurais dû mettre une jupe. »

« Oui, je sais, ce donateur a des mains baladeuses. »

Au début de mon parcours professionnel comme jeune femme d’origine asiatique qui aspirait à une carrière dans le domaine des collectes de fonds, j’ai méticuleusement observé les collègues expérimentées autour de moi pour apprendre. Je me suis habillée comme elles. Comme elles, j’ai mis des chaussures à talons aiguilles. J’ai épargné une bonne partie de mon salaire pour m’acheter des sacs à main comme ceux qu’elles avaient. J’ai mis du rouge à lèvres en pensant que cela me conférerait un pouvoir magique, comme elles laissaient entendre. J’ai vite appris à échanger des « histoires de chalet » avec des donateurs même si je n’avais jamais mis les pieds dans la région de Muskoka. J’ai ri un coup lorsque des blagues aux dépens des personnes âgées ont été échangées dans une rencontre de donateurs ou qu’un donateur a fait une révérence « à la japonaise » devant moi. Je pensais qu’il ne fallait jamais remettre en question un donateur ou le confronter, même lorsqu’il posait sa main un peu trop longtemps sur mon épaule. Ma façade devenait de plus en plus jolie et polie, mais je ne pouvais me défaire de l’impression que cette façade n’avait plus rien à voir avec la personne que j’étais à l’intérieur de moi-même.

J’ai donc commencé à réfléchir à ce qui pouvait causer ce sentiment de tiraillement. J’avais mis tant d’énergie à ressembler à la professionnelle du développement « idéale » et à agir ainsi en faisant fi de ce qui ne me paraissait pas bien, tout en me répétant que je devais accepter cette courbe d’apprentissage et bien cacher ce qui me rendait « spéciale ». Je m’effaçais des conversations lorsqu’il était question de références à la culture populaire avec lesquelles je n’avais pas grandi pour éviter de me sentir exclue. En vérité, c’est moi qui m’excluais. Je voulais être traitée comme tous les autres, pas comme la jeune femme immigrante d’origine asiatique de service. Quand je me regardais dans le miroir, je me voyais en train de me noyer. J’avais de la difficulté à m’intégrer dans un milieu philanthropique où seulement quelques personnes percevaient le monde comme moi je le percevais. 

Pendant mon enfance en Asie, j’ai appris à internaliser des valeurs comme l’humilité et la modestie. Le Canada m’a appris le contraire : sois audacieuse et fais-toi entendre au travail. J’ai mis beaucoup de temps à adopter cette façon de penser et de mettre de côté ce qui était naturel pour moi. Je me souviens encore de certains jours où ma main tremblait à la simple idée de poser une question pendant une réunion d’équipe.

« Essaie de dire plus souvent “peut-être”, “je ne sais pas” et “désolée”. »

« Tu devrais t’intégrer d’avantage. »

Après quelques années, je me suis jointe au mouvement Toastmaster et je me suis poussée à prendre la parole, à ajouter de la valeur, à me faire entendre. J’ai accepté que ce qui me rendait différente et unique était en fait ma force. Lentement, mais sûrement, j’ai commencé à trouver ma voix et ma place dans le monde de la philanthropie. Et après avoir fait mes premiers pas comme celle que je suis réellement, je me suis sentie plus complète et plus en confiance. J’étais enchantée quand mes idées trouvaient preneur, mais vivais aussi mon lot de défis. Parfois, j’ai dû faire face au silence, à l’intimidation et aux « conseils » sur l’humilité. Je ne correspondais probablement plus au stéréotype de l’Asiatique silencieuse que la société voulait que je sois. Demandons-nous aux hommes de faire preuve d’humilité lorsqu’ils parlent dans une réunion?

Dans le rapport Women’s Voices préparé par ONN (en anglais), une participante exprime un sentiment bien connu par de nombreuses femmes : « j’ai réalisé que je devais m’affirmer davantage devant mon conseil d’administration, mais quand je le faisais, on me critiquait et me disait que j’étais “impolie”. » 

Les jeunes femmes racisées dans le domaine du développement frappent souvent un mur dressé par les dirigeants qui sont inconfortables avec de nouvelles voix susceptibles de remettre en question les anciennes façons de faire. C’est le système qui nous nourrit, mais il perpétue aussi une dynamique perverse de pouvoirs et érige les gens riches et puissants en « héros » de notre travail au nom de la philanthropie et du respect des donateurs.

Les professionnels du développement sont les gérants d’une énorme richesse accumulée pendant des années de colonialisme, d’esclavage et de génocide. Au nom de la bienfaisance, nous avons accepté des dons qui résultent de l’exploitation des terres, des personnes et des systèmes. Pourtant, nous continuons à répéter le discours du « nous contre eux » et présentons les donateurs comme les sauveteurs et les bénéficiaires - souvent des femmes et des personnes racisées - comme étant sans défense et sans moyens. Consciemment ou inconsciemment, nous avons fermé les yeux devant des pratiques problématiques et questionnables afin de terminer la course pour l’atteinte de nos objectifs annuels au lieu de faire de réels changements systémiques. Je regarde autour de moi et constate que les personnes assises à la table où se prennent les décisions ne me ressemblent guère et ne perçoivent pas le monde de la manière dont moi, je le perçois. Jusqu’à quel point ce système est-il durable et n’est-il pas temps que nous exprimions quelques vérités inconfortables, mais oh combien importantes, pour nous amener à mieux faire au moment où nous nous relevons de cette pandémie sans commune mesure?

Le rapport sur le travail décent (Decent Work - en anglais) publié par ONN a relevé que la main-d’œuvre du secteur à but non lucratif était majoritairement composée de femmes (80 %), mais qu’on ne les retrouve pas toujours dans les postes de direction. Les femmes sont sous-représentées parmi les cadres supérieurs. Les femmes immigrantes et racisées sont plus susceptibles de travailler en première ligne que dans les équipes de direction. La disparité des salaires entre les genres désavantage les femmes qui gagnent moins que les hommes, notamment comme cadre supérieur, et ont un accès limité aux régimes de pension et aux suppléments de congés de maternité.

Les dirigeants, malgré leurs bonnes intentions, ne permettent souvent pas aux jeunes femmes racisées dans le domaine du développement de rêver en grand. Ces rêves ne peuvent se déployer qu’à l’intérieur de leur zone de confort. Sous le couvert de conseils professionnels, nous sommes invitées à des discussions sur le renforcement de la place des femmes ou à des comités sur la diversité et l’inclusion plutôt qu’à la table de direction. Nous avons besoin que nos dirigeants reconnaissent et maximisent l’incroyable contribution que nous, en tant que professionnelles du développement et jeunes femmes racisées, apportons et qui ont longtemps étaient minimisées. Nous avons besoin que nos dirigeants cèdent leur place et passent le pouvoir à nos collègues qui, depuis toujours, ont été réduites au silence, négligées et ignorées.

Au fur et à mesure que j’ai développé mes réseaux professionnels, je me suis entourée de gens qui sont brillants dans ce qu’ils font et ne cherchent aucunement à impressionner les donateurs avec leur apparence, car leur intérieur brille d’amour et d’un engagement profond pour notre communauté. C’est tout ce qui compte. J’ai commencé à investir du temps pour approfondir mes relations avec des mentors et des pairs qui m’encouragent à rester intègre et à protéger ce qui fait de moi - moi. J’ai commencé à dénoncer ce qui me semble inacceptable et à écouter ma voix intérieure, parce que souvent, j’ai raison de le faire.

Tandis que nous traversons les moments les plus sombres de cette pandémie et sentons la pression indéniable de maintenir nos activités pour venir en aide aux personnes les plus vulnérables de notre société, j’espère surtout qu’on prend soin de vous comme vous prenez soin des autres. Et n’oubliez pas :

Ce que vous portez en vous est plus qu’assez. Vous êtes assez. Croyez en vous lorsque quelque chose vous semble inacceptable et dénoncez. Prenez la parole pour vous-même et pour ceux et celles dont les voix sont réduites au silence ou non sollicitées. Pour reprendre les mots de Micky ScottBey Jones : « Ensemble, nous allons créer un espace pour être courageux. Parce que des espaces sûrs n’existent pas - nous vivons dans un monde réel… Nous amplifions les voix qui se battent pour être entendues ailleurs, nous nous encourageons les unes les autres à faire preuve de plus de vérité et de plus d’amour. »

Comme professionnelles des collectes de fonds, nous portons une énorme responsabilité pour les communautés pour lesquelles nous travaillons. Alors, racontons des histoires vraies plutôt qu’exagérées, qui mettent de l’avant ce que nous avons plutôt ce que nous n’avons pas, et qui suscitent la curiosité plutôt que le voyeurisme, l’empathie plutôt que la pitié. Soyons plus que la professionnelle « idéale » du développement. Refusons les dons qui entretiennent l’élitisme et creusent les inégalités systémiques, même si cela veut dire que nous n’atteindrons pas notre objectif annuel, parce qu’en lieux de cela, nous resterons fidèles à notre mission. Réparons et rebâtissons la philanthropie. Si nous souhaitons une reprise équitable après cette pandémie, nous devrons poser des questions audacieuses, affronter des vérités désagréables et faire des changements courageux.

Je garde espoir.

Nayeon

Nos auteurs invités s’expriment à titre personnel. Leurs opinions ne reflètent pas nécessairement celles d’Imagine Canada.

Nayeon [na-yeon, elle] est une immigrante asiatique qui est reconnaissante d’avoir trouvé un chez-soi à Toronto sur les terres traditionnelles des Autochtones. Après une décennie de travail dans le secteur à but non lucratif, elle puise dans son expérience pour nouer des relations de confiance, faire preuve de curiosité et appliquer un esprit entrepreneurial à la lutte contre la pauvreté dans la ville Reine. Dans le cadre de son travail dans la collectivité, Nayeon défend la justice et l’équité pour les jeunes, les femmes autochtones et les nouveaux arrivants au Canada. Actuellement, elle siège comme vice-présidente du conseil d’administration du Regent Park Film Festival et comme vice-présidente en résidence du plan de développement social du quartier Regent Park. Nayeon adore explorer le monde, regarder des documentaires qui nourrissent son âme et découvrir, par surprise, des marchés fermiers locaux. 

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